La Pensée d'Antoine de La Garanderie (1920-2010)

La Pensée d'Antoine de La Garanderie (1920-2010)

L'évaluation

Intervention de Thierry de La Garanderie en juin 2006

 

     Je parlerai de mon expérience singulière d’enseignant. Je ne sais pas si celle-ci peut faire écho à votre pratique. Ce qui est sûr : je me meus quotidiennement comme enseignant dans l’évaluation : j’évalue des écrits, des oraux, des prestations et des œuvres d’élèves ; et plus fondamentalement et de façon dénaturée j’évalue des élèves. Et ce faisant je ne sais pas exactement ce qu’est l’évaluation. Je ne suis pas assez attentif à ce qui est en jeu dans l’évaluation. A force donc de la pratiquer quotidiennement,  j’oublie tous les présupposés qui la fondent, la constituent et la portent. J’oublie tous les imaginaires à partir desquels elle se construit. Elle semble si évidente. C’est bien sûr contre cette évidence que s’élèvera mon propos. Il nous faut un questionnement critique pour débusquer les intentionnalités cachées qui font de l’évaluation bien plus qu’un simple exercice de notation ou d’appréciation.

     Je souhaite, dans un propos qui sera court, vous confier quelques questions et dresser des perspectives que nous aurons à reprendre dans un travail en commission à la rentrée.

 

Première perspective : l’évaluation peut-elle décider de la valeur de l’élève ?

     Dans le mot évaluation, il y a les termes de valeur, de valoriser, de dévaloriser. Le mot évaluation a comme source étymologique le valere latin qui a une richesse sémantique décisive pour notre propos ; j’ai retenu trois sens clés :

  1. Etre fort, vigoureux, être puissant, avoir de la valeur.
  2. S’établir, se maintenir, régner.
  3. Se bien porter, être en bonne santé.

 

     Ainsi en évaluant un élève je fais bien plus que mettre une note, ou une appréciation, je me transforme en expert pour décider si l’élève est fort ou faible, pour consacrer son règne ou le destituer, ou pour dire tel un médecin s’il se porte bien ou s’il souffre d’une maladie pédagogique. Autrement dit je décide de la valeur de l’élève évalué ; celui-ci le ressent comme tel, d’où les sentiments multiples qu’il peut rencontrer : j’ai une bonne note, donc je suis fort et vigoureux, j’ai de la valeur ; je peux m’estimer favorablement. J’ai une mauvaise note, donc je suis un nul, un incapable, un être sans valeur, sans force, en mauvaise santé ; je me mésestime. Parfois des réussites ou des échecs se construisent sur ces états de fait, sur ces ressentis.

 

     Mais qui suis-je pour évaluer en expert, pour construire des expertises qui décident de la valeur des élèves ? Suis-je seulement formé à un tel travail d’expertise ? Ai-je reçu une formation, une éducation, une habilitation pour dresser des expertises ? La réponse la plus honnête est non. Je ne sais donc pas réellement ce qu’est l’évaluation et ce qu’elle engage ou décide. Je dois donc reconnaître mon ignorance en la circonstance.  Je m’appuie pour évaluer sur une expérience et je tâtonne : prudent au début, maladroit dans mes premières expertises, j’acquiers peu à peu une fausse assurance. Je prends des habitudes d’évaluation et je constitue des pseudo certitudes ; davantage je cristallise même des types d’évaluation qui me permettent de ranger les élèves dans des catégories (faible, fragile, médiocre, moyen, bon, excellent) qui les figent et qui n’atteignent  pas le sens d’être de l’élève. Et qui surtout, pour les catégories négatives, ne pensent pas l’élève comme un être capable de progrès – il y a là un crime contre l’humanité des élèves.

 

     Comprenons bien la difficulté : l’évaluation n’a pas la capacité de dire la valeur d’être de l’élève. Elle est bien plus modeste, puisqu’elle ne peut qu’évaluer une œuvre à un moment donné, dans des circonstances particulières. Et pourtant (voilà la dénaturation) l’évaluateur, de façon inconsciente, donne à l’évaluation cette fausse destination : décider de la valeur d’être de l’élève. Je vais te dire, à toi élève, si tu as ou non de la valeur, si tu dois ou non t’estimer. Et pourtant également la personne évaluée (perversité de l’évaluation) attend de l’évaluation une reconnaissance non pas de la simple œuvre proposée à l’expertise du professeur, mais une reconnaissance de soi : suis-je estimable ? Il y aurait donc un décalage entre ce que devrait dire l’évaluation et la façon dont elle est décidée et vécue par les professeurs et les élèves. Nous laissons ainsi entendre qu’il y aurait un devoir être de l’évaluation. Quel est-il ? Il manque en fait deux éléments : d’une part une pédagogie de l’évaluation pour dire ce qu’elle est et ce qu’elle ne peut pas faire. Ai-je pensé à avertir les élèves de cette réalité ? D’autre part une éthique de l’évaluation pour savoir si je fais un bon ou un mauvais usage de l’évaluation.

 

Deuxième perspective : y a-t-il une science de l’évaluation ? L’évaluation objective et juste existe-t-elle ?

     Nouvelle question difficile qui est présente à l’esprit du professeur et de l’élève : y a-t-il une norme de l’évaluation qui permettrait de dire que telle évaluation est juste et telle autre est injuste ? c’est que la notion de justice n’est pas indifférente ici. Parfois l’élève s’estime lésé, incompris et peut s’écrier : « c’est injuste ». Qu’en est-il donc de la justice et de la justesse de l’évaluation ? Suis-je prêt, moi enseignant, à entendre une telle question ? Le professeur concédera difficilement que son évaluation porte une dimension subjective ; l’élève sanctionné ne croit pas en l’objectivité de l’évaluation, puisque celle-ci ne le reconnaît pas dans sa valeur d’être (sachant qu’il se trompe ici quant à la destination de l’évaluation). Le professeur a tendance à moraliser l’évaluation : faire comme s’il existait des normes d’évaluation incontestables. Il faut lutter contre cette tendance et admettre avec force que l’évaluation demeure une expérience fragile. Il nous semble difficile de dire qu’il y a une science de l’évaluation avec des critères et des normes incontestables et pouvant être partagées par une communauté scientifique. Nous devons le comprendre : l’humilité est ici de mise. L’évaluation demeure un processus, un acte dont le doute n’est jamais absent. Le professeur a-t-il la force de l’admettre ? Ou craint-il pour son autorité ? Suis-je capable de dire à l’élève que mon évaluation comporte des incertitudes et peut être sujette à discussion ? Ai-je ce courage là ?

 

Troisième perspective : l’évaluation met-elle en jeu l’autorité de l’enseignant ?

     Nous touchons là une troisième difficulté majeure : il semble que je fasse de l’évaluation le symbole même de mon autorité pédagogique. Mais ce faisant je confonds sans mauvaise intention pouvoir et autorité. Je me crois investi d’un pouvoir sur l’élève : je suis le maître qui dispense son savoir, et le fait d’évaluer l’élève c’est un moyen pour moi de lui imposer ma maîtrise – sauf qu’en la circonstance je ne suis plus magister (le maître de savoir), mais dominus (le maître de pouvoir). Et surtout j’oublie le sens de l’autorité qui ne se confond pas avec un pouvoir exercé sur quelqu’un – autorité est un mot qui provient du latin auctoritas qui désigne le conseil, l’impulsion, l’instigation. L’auctor est celui qui augmente (la confiance), qui fait avancer ou progresser. Auctare c’est le fait d’augmenter ou de favoriser. Dans cette perspective comment donc articuler évaluation et autorité ? Comment concevoir une évaluation qui soit source de progrès, d’augmentation pour l’élève et le professeur. Nous avons ici la possibilité d’un éthique de l’évaluation : il s’agit pour le professeur et pour l’élève d’accroître leur puissance d’être, d’être plus performant comme enseignant et comme élève. J’insiste en même temps sur le fait que l’affirmation de l’élève rend possible l’affirmation du professeur et réciproquement. Dans cette dimension il m’importe de penser l’évaluation en terme de réciprocité : je suis évalué par mon évaluation, et l’évaluation doit m’apprendre quelque chose me concernant – je reviens sur cette idée dans ma quatrième perspective.

 

 

Quatrième perspective : Qui est évalué ?

     Ou plus précisément celui qui est évalué n’est pas celui auquel on pense. Je voudrais insister sur l’idée d’un effet miroir de l’évaluation. Qui donc est réellement évalué ? J’admets volontiers ma mauvaise foi : lorsque l’élève réussit une dissertation, j’aime m’attribuer un mérite. Si l’élève réussit, c’est que je fais bien mon travail, c’est que j’explique bien. Mais si l’élève échoue, n’ai-je pas plutôt tendance à accabler l’élève en estimant qu’il est un incapable ou un paresseux ? Il faudrait être honnête : le mérite, l’échec et l’évaluation doivent se partager. Je n’évalue donc pas seulement les qualités d’attention, de réflexion, de compréhension, d’imagination de l’élève, j’évalue aussi les chemins didactiques que j’ai pu utiliser – ai-je permis à l’élève d’utiliser le bon projet de sens, le bon geste de mémorisation ou de compréhension ? Par conséquent ne suis-je pas moi-même mis en cause par l’évaluation que je fais du travail de l’élève ? Je connais mes réticences, moi l’évaluateur, moi qui me croit expert, à être évalué. J’admets difficilement la présence de l’inspecteur dans ma classe. Accepterais-je que les élèves se livrent à un tel travail d’évaluation à mon égard ? Honnêtement non. Je renonce le plus souvent à la lucidité et j’ai du mal à admettre que je suis évalué par ma propre évaluation, que mon investissement pédagogique auprès de l’élève est évalué par la note que j’attribue à celui-ci. Il me semble dans cette perspective que j’aurais davantage intérêt à partager l’évaluation avec l’élève ?

 

 

Cinquième perspective : peut-on penser l’évaluation en terme de dialogue pédagogique ?

     Mon souci est de réinscrire l’évaluation au cœur même de l’acte pédagogique. Trop souvent je pense l’évaluation comme le terme de l’acte pédagogique : ou l’élève a réussi, ou il a échoué, et point à la ligne ; j’ergote sur les raisons de l’échec et de la réussite. Mais je ne pense pas assez que l’évaluation participe de la construction pédagogique de l’élève, l’évaluation négative, comme l’évaluation positive. Pour donner un sens pédagogique à l’évaluation, il faut l’accompagner, l’expliciter, ne pas donner à l’élève l’impression qu’elle est close. Pourquoi l’étudiant n’aurait-il pas le droit de la contester, de lui adresser des objections – non pas dans le but de contester la personne du professeur, comme nous au travers de notre évaluation nous ne visons pas l’élève en tant que personne en principe, mais dans une perspective de progrès.

     Une idée forte par conséquent s’impose à moi : penser l’évaluation comme dialogue – le dialogue suppose la dualité, la confrontation, ainsi qu’une mutuelle reconnaissance ; le dialogue ne s’instaure pas si l’on pense le rapport avec autrui en terme de supériorité et d’infériorité. Si je dialogue avec quelqu’un et plus encore avec un élève, c’est parce que je l’estime capable de répondre aux exigences d’un dialogue. C’est une façon de lui reconnaître une valeur d’être. Comprenons ici que ce n’est pas l’évaluation qui décide de la valeur ontologique d’une personne, mais c’est parce que l’on reconnaît une valeur d’être à l’élève que l’on peut évaluer ses œuvres. Et mieux encore c’est le dialogue que j’engage avec l’élève qui donne un sens à l’évaluation. Le dialogue a comme telos ou comme fin l’accord entre les consciences – l’élève et l’enseignant doivent se convaincre : la conviction signifie le fait de vaincre en ensemble une difficulté. Nous sommes-nous convenus de la justesse de l’évaluation ? Nous sommes-nous mis d’accord sur les critères de l’évaluation ? Il y a une entente ou une compréhension commune qui est nécessaire à l’évaluation. L’évaluation doit pouvoir dire à l’élève non pas « tu es un incapable », mais « voilà le chemin que tu dois accomplir pour répondre aux exigences d’une progression pédagogique ». Et l’élève peut dire au professeur à propos de son évaluation non pas : « vous êtes injuste », mais « voilà le chemin que vous pouvez suivre pour mieux m’accompagner ; voilà autrement dit ce que j’attends de votre évaluation pour progresser. » Ainsi avec l’évaluation rien ne se termine, mais tout commence au contraire avec elle. 

     Faire en sorte que l’évaluation relève du dialogue pédagogique pour l’inscrire dans une dynamique de progrès et faire en sorte qu’elle rende possible le développement de l’autonomie de l’élève. Que l’évaluation cesse d’inhiber, d’inquiéter et qu’elle soit source de liberté et de libération – voilà le chemin que je propose.

 


29/11/2017
0 Poster un commentaire

Les quatre questions majeures de la pensée d'Antoine de La Garanderie

Sa pensée se structure autour de quatre questions majeures

(en reprenant les quatre questions kantiennes énoncées notamment dans le fameux cours Logique) :

 

Première question : que puis-je savoir ? Antoine de La Garanderie a produit une « phénoménologie des actes de connaissances », en montrant combien la connaissance des actes de connaissance était nécessaire pour accompagner l’élève sur le chemin du savoir – comment apprendre à apprendre ? L’un des ouvrages clés qui synthétise la constitution d’une telle phénoménologie est : Comprendre les Chemins de la connaissance (ouvrage de 2003). J’ajoute que les analyses de La Garanderie trouvent aujourd’hui un écho favorable dans de nombreuses recherches neuroscientifiques.

 

Deuxième question : « comment être quelque chose de plus » (pour reprendre une formulation de Spinoza et pour marquer une distance avec la question de Kant : « que dois-je faire ? ») ? Antoine de La Garanderie a proposé une « éthique du connaître » qui visait à offrir à l’enfant des chemins de liberté : comment lui permettre dans l’apprentissage de savoirs différents, à affirmer son être et d’éprouver ainsi un plaisir d’être. L’un de ses derniers ouvrages, Plaisir de connaître, bonheur d’être, nous invite à repenser le rapport entre l’apprenant et le savoir, qui ne peut pas être qu’un rapport de capitalisation de connaissances, mais qui doit être appréhendé comme ce qui permet à l’être humain d’essayer et de développer son pouvoir être.

 

Troisième question : que m’est-il permis d’espérer ? Antoine de La Garanderie a été un penseur de l’utopie ; il était porté par une foi humaniste : en raison de la plasticité du mental (entrelacé au corps et à la vie affective), en raison de l’éducabilité du connaître (de l’attention à la créativité), tous les hommes naissent libres et égaux en pouvoir de connaissance. Il faut dépasser toute une lecture aristocratique de l’éducation qui laisse entendre que seuls des favorisés (par je ne sais quel Dieu, par la nature, par des déterminations sociales) seraient à même de réussir. Comment démocratiser l’accès à l’intelligence du savoir ? Ce fut là l’une des grandes motivations éducatives d’Antoine de La Garanderie. Il croyait beaucoup en l’autogestion (un socialisme de l’éducation ?), à une pédagogie de l’entraide (titre de l’un de ses ouvrages publiés en 1974) : comment mettre en place une pédagogie participative par laquelle l’enseignant, l’enseigné, le savoir se nourrissent les uns les autres pour être « quelque chose de plus ». C’était là l’un de ses idéaux qui ont porté sa pédagogie – les institutions, les enseignants, les élèves n’auraient-ils pas à se donner comme idéal la réalisation de cette utopie qu’est une pédagogie de l’entraide (l’idéal nourrit le réel, sert de fil directeur à l’action pédagogique) ?

 

Quatrième question : qu’est-ce que l’homme ? En définitive, Antoine de La Garanderie propose une anthropologie particulière (que l’on peut appeler herméneutique) : l’homme est un être se comprenant comme être au monde, comme pouvoir être, comme pouvoir de sens ; il a cette exigence de s’expliciter sans cesse (dans son rapport au monde, au savoir, à autrui). L’une des œuvres les plus importantes de La Garanderie, Critique de la raison pédagogique (publié en 1997) nous invite à une telle réflexion anthropologique.

 

 

 


19/11/2017
0 Poster un commentaire

Réunion du Groupe de recherche Université Catholique d'Angers du 10/11/20017

Compte Rendu de la Réunion du 10.11.17 par Jean-Pierre Gaté

Présents : Jean-Pierre Gaté, Renaud Hétier, Odile de La Garanderie, Thierry de La Garanderie, Pierre Usclat.

  1. Informations diverses

   Publication de Pour une pédagogie de l’intelligence, Bayard-Compact. Un exemplaire a été adressé par Jean-Pierre à Jean-Yves Lévesque, Nathanaël Wallenhorst (pour recension) et Philippe Meirieu.

   L’ouvrage a été adressé par l’éditeur, par l’intermédiaire de Thierry, à différents médias et organes de presse (Télérama, SH, France Culture, Monde de l’éducation, etc.). Pour l’instant rien n’est encore paru en terme d’annonce.

   Du côté de l’UCO : Jean-Pierre Insiste pour que nous disposions d’un fichier de présentation à destination de nos différents réseaux (BU, chercheurs UCO, CREN, AECSE, APPSO, ISFEC…). Thierry demande à Bayard s’ils peuvent le faire et nous tient au courant. Il est important que l’UCO se mobilise aussi pour faire connaître cette publication.

   Publications récentes :

  • De Renaud Hétier : Créer un espace éducatif avec les contes merveilleux. Comment penser le conflit. Edition Chroniques sociale, 2017.
  • De Pierre Usclat & Jean-Pierre Gaté : Approche ergologique d’une activité d’enseignement apprentissage. Vers un agir pédagogique en dialogue. Revue Penser l’éducation, n°40, 2017.

   Réunion du comité de rédaction de la revue Educatio :

   Prévue le 8 ou 15 décembre à l’UCO. Odile confirme la date à Jean-Pierre pour réservation d’une salle.

   Si cette proposition est acceptée par le comité, Pascale Toscani serait invitée à y participer compte tenu de l’orientation du numéro en projet (autour des neurosciences).

 

  1. Projet Présence et Numérique en éducation

     * Exposé de Thierry sur l’ouvrage de Renaud Hétier, L’éducation entre présence et médiation, paru chez l’Harmattan.

      Un texte suivra pour faire mémoire de cette recension. Quelques points retenus de cette prise de parole : une approche de la relation très stimulante, portée par une exigence remarquable d’humanité et d’accueil de l’autre. L’enjeu est de redonner sens au geste éducatif dans un contexte d’individualisme. On ne peut se construire que par et dans la relation avec l’autre. Il s’agit d’apprendre à être avec, que l’enfant intègre ce « soi-même » à partir de la relation. Toute la difficulté du pédagogue est de faire vivre cette relation et de savoir se retirer pour que l’enfant trouve son « sens d’être ». Cette articulation, cette dialectique entre présence et absence, est aussi une éthique.  Comment permettre à l’autre d’être soi-même grâce au dialogue (cf. p.125).

 

    *Par rapport à notre projet orienté vers le numérique : l’enfant face à la machine est dans une connexion abstraite. Il s’agit donc de ré-initier l’enfant à la nécessité de la relation. Dans l’activité numérique, le risque est que l’enfant soit isolé et ne sache pas faire l’expérience de la solitude (laquelle, contrairement à l’isolement, est toujours vécue dans un imaginaire relationnel). En présence de l’objet, l’enfant doit (re)trouver prise et maîtrise, au lieu d’être capté par lui. Cette logique larvée de la captation par l’objet numérique est aliénante. Une liberté peut être retrouvée par un mouvement d’intériorisation : place et priorité aux projets de sens de l’enfant face à des objets ou des situations qui pourraient les induire !

 

      *Exposé de Jean-Pierre sur la recension de Jean-Yves Lévesque. Un texte est joint au présent compte-rendu, qui résulte de ce que Jean-Pierre retient d’essentiel de cette recension pour notre recherche. Le dossier de Jean-Yves sera précieux également quand viendra le moment de publier, car il faudra s’appuyer aussi sur ce type de travaux (dans un registre plus psychopédagogique).

 

 

     3.   Perspectives et prochaines dates de réunion 

  • Vendredi 22 décembre 2017/10h00: présence de Raphaël Hamard à notre réunion ce qui implique un ordre du jour spécial.
  1. Présentation par Pierre et Jean-Pierre de l’état d’avancement de la recherche sur Ergologie et Dialogue pédagogique. Poursuite l’après-midi avec Pierre et Jean-Pierre.
  2. La question du virtuel: Renaud nous éclaire à partir de sa lecture de l’ouvrage de Pierre Levy et de ses propres travaux en la matière.
  • Vendredi 16 février 2018/10h00
  1. Thierry abordera la pluralité du geste d’attention (en lien avec notre problématique)
  2. Pierre nous parlera d’un ouvrage qui donne à penser : L’homme nu. La dictature invisible du numérique de Marc Dugain et Christophe Labbé, 2016.

 


17/11/2017
2 Poster un commentaire

Affectivité et connaissance par Thierry de La Garanderie

          « Le monde est non pas ce que je pense, mais ce que je vis, je suis ouvert au monde, je communique indubitablement avec lui, mais je ne le possède pas, il est inépuisable. » [1]      

 

   Le long chemin que Diotime, la prêtresse de Mantinée, l’initiatrice de Socrate dans le Banquet de Platon, fait parcourir à tout apprenti amoureux sur le chemin du savoir, comporte des étapes différentes, depuis l’amour des beaux corps jusqu’à l’amour des belles idées. Le désir amoureux porte l’apprenti vers les sommets de la connaissance la plus élevée, celle qui permet à l’âme de contempler les essences et de déguster les nourritures et boissons spirituelles, comparables à l’ambroisie et au nectar réservés aux dieux. Certes le désir amoureux s’est spiritualisé, mais l’âme en quête de connaissance ne se départit jamais de toute une vie affective - exprimé ici par l’Eros philosophique - avec son cortège d’émotions, de sensations, de sentiments et de passions.

   Il faut avoir le courage de Platon pour reconnaître que la vie intellectuelle réclame la participation de la sensibilité de l’être humain. Il est absurde de vouloir s’en tenir à un dualisme navrant entre l’affectivité et l’intellect, car l’un et l’autre ne cessent pas de s’entrelacer sur le chemin de la connaissance. C’est de cet entrelacement, voire de cette intimité, que nous souhaitons vous entretenir au cours de cette méditation sur « affectivité et connaissance ».

    Mais il est nécessaire de s’entendre sur le choix des termes : quelle est cette affectivité que nous invoquons ? Et comment comprendre la connaissance ?

 

  • 1. Qu’est-ce que l’affectivité ?

 

    L’affectivité est la vie même dans toute sa première simplicité ; tout ce qui est au monde est, en effet, affecté, touché, senti par toutes les extériorités qui constituent le milieu des végétaux et des animaux, et qui forment l'environnement de l’être humain tel le nouveau-né jeté dans un monde dont il fait l’épreuve sensible.

    L’affectivité renvoie, en premier lieu, à une expérience de passivité : être affecté, c’est subir tout un ensemble de sensations auditives, visuelles, olfactives, tactiles, gustatives, sensations qui ne sont pas le fruit d’une visée consciente de significations, mais qui viennent, malgré tout, animer l’être humain ; toute cette vie affective primitive le nourrit, le construit et il ne peut jamais y renoncer. Ces sensations multiples qui l’affectent, participent peu à peu à la construction du soi comme conscience organisée en activité perceptive, activité décisive pour le développement de la connaissance. L’affectivité est une passivité primordiale qui rend ainsi possible l’activité cognitive.

    L’affectivité renvoie, en deuxième lieu, à toutes les sensations internes que l’être humain éprouve depuis son corps, comme les sensations proprioceptives et intéroceptives, sensations nécessaires à la découverte de soi comme conscience incarnée, se mouvant, se déplaçant dans son environnement. L’affectivité, en troisième lieu, s’enrichit et devient sentiment, émotions, passions aux sources multiples, sensibles et intellectuelles – une œuvre d’art, par exemple, expérience à la fois sensible et intelligible, affecte l’être humain, sensiblement et intellectuellement. L’affectivité, au cours de l’évolution de la vie de l’homme, est pénétrée d’intelligence, preuve qu’elle n’est pas une mosaïque d’états affectifs fermés sur eux-mêmes. L’ambition du présent texte est de montrer qu’elle est un mode original et continu de connaissance.         

 

  • 2. Qu’entendre par connaissance ?

 

    La connaissance est pleine de complexité. Il n’est pas question ici d’épistémologie ou de théorie de la connaissance. Par connaissance, nous entendons tous les états mentaux, tous les actes de l’esprit que l’homme accomplit pour vivre les significations multiples de son environnement. Ces actes de l’esprit, le philosophe et pédagogue Antoine de la Garanderie en a déterminé cinq dont il a voulu faire la phénoménologie : l’attention, la mémorisation, la réflexion, la compréhension, l’imagination créatrice [2]. Antoine de la Garanderie utilise le syntagme d’« actes de connaissance » pour les caractériser : il n’est pas possible de les réduire à des actes cognitifs que l’on pourrait étudier objectivement, sans faire référence à ce que vit l’être humain au moment où il imagine, réfléchit ou comprend. Il n’est pas question d’appréhender les actes de connaissance uniquement comme des opérations de l’esprit que l’on pourrait observer de l’extérieur, voire reproduire sur un ordinateur ; il importe de partir de ce que l’être humain vit depuis son corps et son affectivité pour comprendre non seulement l’émergence de ces actes de connaissance, mais aussi leurs réalisations et accomplissements. C’est là la thèse de notre méditation : tout acte de connaissance requiert l’affectivité, depuis son émergence jusqu’à son accomplissement. Même les actes de connaissance les plus conceptuels sont nécessairement des actes affectifs.

 

  • 3. Eduquer l’affectivité ?

 

     Une telle affirmation peut-elle se donner à voir concrètement ? N’y a-t-il pas besoin de trouver des lieux d’observation et d’expérimentation privilégiés qui rendent compte de l’émergence de la vie intellectuelle ? La pédagogie qui porte son attention sur l’éveil aux sens chez l’enfant peut constituer un tel lieu privilégié. Ainsi, de façon indirecte à notre enquête phénoménologique sur les actes de connaissance, nous sommes portés par cette question : quelle pédagogie de l’affectivité peut-on proposer à l’enfant pour l’accompagner sur son chemin de connaissance ?

    L’affectivité semble échapper à toute exigence d’objectivation ; elle est à chaque fois individuelle – la mienne, la tienne, la vôtre ; elle se partage difficilement, ou seulement dans des expériences d’intimité amicale ou amoureuse pour dire à l’autre ce que l’on ressent – du plaisir ou de la douleur, du bien-être ou du mal être, de l’amour ou de la haine, de la joie ou de la tristesse, de l’admiration ou du désir. L’enfant se confie aux parents lorsqu’il est en confiance et livre ses impressions sur ce que lui offre son environnement : cela lui fait du bien ou est source de désagrément ; ces impressions premières déterminent ses goûts, ce qu’il aime et ce qu’il n’aime pas. L’éducation consiste alors à discipliner cette vie affective pour qu’elle poursuive des buts socialement convenables ; il s’agit donc, suivant les rigueurs et ascèses épicuriennes, de tarir certains désirs, d’en privilégier d’autres, de faire accepter à l’enfant le passage par quelques déplaisirs pour connaître des plaisirs plus grands, en accord avec les exigences de la morale sociale (le convenable, le permis, le licite, le recommandé, le valorisé, etc.). Mais l’éducation de l’affectivité de l’enfant peut viser au-delà de cette détermination disciplinaire, et avoir comme projet éthique de favoriser le gouvernement de soi de l’enfant : apprendre à prendre soin de soi, à affirmer son désir d’être en harmonie avec son environnement ; viser à être quelque chose de plus. L’éducation met en place une articulation entre le fait d’être affecté par son environnement et tout un processus d’auto-affection par lequel l’être humain s’éprouve lui-même comme être d’affect.

    C’est dans cette perspective éducative de l’homme s’éduquant par son affectivité que nous souhaitons montrer la nécessité de prendre en compte les actes de connaissance. Antoine de la Garanderie a mis en évidence l’entrelacement continu entre l’affectif et le cognitif ; il a traduit cet entrelacs en utilisant deux syntagmes : « atmosphère de sens » et « lieu de sens ». L’atmosphère de sens détermine les lieux de sens que l’être humain se donne ; cette articulation est rendue possible par le « projet de sens ». Nous avons ainsi trois syntagmes à expliciter pour comprendre comment la vie affective (tout ce qui relève d’un sentant, d’un senti et d’un sentir) nourrit constamment les actes de connaissance.

 

  • 4. Qu’est-ce que l’atmosphère de sens ?

 

    L’atmosphère de sens désigne la tonalité affective dans laquelle l’être humain accueille les données sensorielles, culturelles, intellectuelles de son environnement. Aussi tel être s’installe-t-il dans une atmosphère de sens sonore : il prend plaisir à recevoir des sons, à accueillir des sonorités différentes ; il sollicite les variations sonores et les déguste comme un miel délicat et onctueux ; il recherche même à recréer de telles impressions sonores, en s’amusant avec les jeux d’échos qui se répondent dans le temps. Différemment tel autre être s’inscrit-il dans une atmosphère de sens visuel : il aime déguster tout spectacle qui se donne à voir ; il prend plaisir quand sa vue est sollicitée par son environnement et peut alors parcourir l’espace devant lui. Ainsi tel autre être se plaît-il dans une atmosphère de sens tactile : l’environnement doit pouvoir être touché et doit être aussi l’occasion de chocs multiples; il aime que les choses s’entrechoquent, comme il prend plaisir à ce que son corps soit lui-même confronté aux choses en mouvement de son univers. En conséquence, nous désignons trois atmosphères de sens : sonore, visuel, tactile ; elles constituent le point de départ (terminus a quo) et le point d’arrivée (terminus ad quem) de toute l’activité cognitive.

 

  • 5. De l’atmosphère de sens au lieu de sens.

 

     Nous retrouvons les intuitions et analyses phénoménologiques d’Antoine de la Garanderie. C’est au cœur de chaque atmosphère de sens qui sollicitent les impressions sensibles de l’être humain, que chacun se donne des horizons de connaissance ; c’est depuis ses impressions sonores que le premier vise à accueillir, mais aussi à réfléchir, à signifier son environnement. Pour signifier, pour vivre le sens, pour donner sens à ce qui l’entoure chaque être humain se donne des horizons de sens : ce sont les projets de sens qui ouvrent les possibilités de vivre les significations multiples contenues dans le réel ; mais ces projets de sens qui expriment les intentions du sujet, ont pour point de départ l’atmosphère de sens ; ce sont depuis ses impressions sonores, par exemple, que tel être ouvre son horizon de sens ; et il ouvre son horizon de sens avec comme perspective de pouvoir accueillir les significations dans des lieux de sens privilégiés.

    L’articulation s’opère ainsi entre atmosphère de sens et lieu de sens par l’intermédiaire du projet de sens. Eclairons le cheminement de chaque être humain :

    Le premier vibre aux sonorités ; son esprit se met en branle : il entend une voix faire un cours ; depuis cette impression sonore, il vise (projet de sens) ce qui est signifié (les éléments du cours)  à l’aide de signifiants dont il a pris l’habitude d’user. Notamment il utilise un signifiant temporel : il aime écouter les mots qui s’écoulent, et il recherche la signification de continuité du discours (comment s’ordonne-t-il ? Par quelle étape passe-t-il ?). Ce signifiant temporel qu’il se donne mentalement est un lieu de sens : il renvoie à un vécu de sens particulier qui se matérialise par des images mentales. Faisons l’hypothèse que percevant auditivement la voix du professeur, il se redit dans sa tête (images verbales) quelques mots clés qu’il note sur une feuille de papier à l’aide duquel il fait ou il pourra refaire l’itinéraire du cours. Il se trouve qu’il s’agit là d’une situation privilégiée pour celui qui aime appréhender temporellement les significations qui s’offrent à lui : être dans une atmosphère de sens sonore ; n’est-il pas dans son « milieu naturel » ? Il éprouve une sécurité affective qui favorise l’activité intellectuelle (viser le sens pour le vivre temporellement).

   Le deuxième vibre devant les impressions visuelles ; son esprit se met en branle : il voit des signes, des motifs, des mots, des schémas, des dessins que le professeur trace sur le tableau ; il lui faut même un environnement calme, sans impression sonore par exemple, sans mouvements parasites, pour qu’il puise déguster, tout à son aise, ce qui lui est offert en perception visuelle ; depuis cette impression visuelle, il vise (projet de sens) ce qui est signifié (les éléments du cours) à l’aide de signifiants dont il a pris l’habitude d’user. Notamment il utilise un signifiant spatial : il aime regarder comment les choses du cours s’agencent dans l’espace (ce qui est à droite, à gauche, en haut, en bas, au milieu) comme pour saisir un sens de globalité ; ce signifiant spatial est un autre lieu de sens possible, qui renvoie à un vécu de sens particulier qui se matérialise par des images mentales. Faisons l’hypothèse que percevant visuellement les schémas du cours, il revoit dans sa tête (images visuelles) – mais il pourrait aussi construire un discours (images verbales) – ce qui lui a été donné en perception ; il s’approprie les significations du cours à l’aide de ses signifiants spatiaux. Il garde alors à l’esprit les éléments de globalité du cours. Celui qui aime appréhender dans la globalité les significations qui s’offrent à lui aime être dans une atmosphère de sens visuel ; n’est-il pas dans son « milieu naturel » ? Il éprouve une sécurité affective qui favorise son activité intellectuelle (viser le sens pour le vivre spatialement).

   Le troisième vibre devant les impressions tactiles ; son esprit se met en branle : il est d’abord touché par son environnement ; mais il peut être aussi celui qui touche, qui manipule les choses de son monde ; il aime la confrontation avec l’extériorité ; mais il peut aussi sentir vibrer en lui les contractions et tensions musculaires favorables à son mise en mouvement pour agir. Voici un professeur qui donne l’occasion à l’élève de pouvoir manipuler des objets, d’en faire l’épreuve tactile ; depuis cette impression tactile, il vise (projet de sens) ce qui est signifié (les éléments du cours) à l’aide de signifiants dont il a pris l’habitude d’user. Notamment il utilise un signifiant kinesthésique : il aime sentir et percevoir les choses en mouvement ; il aime quand les choses s’entrechoquent ou entrent en confrontation ; ce signifiant kinesthésique est un lieu de sens possible, qui renvoie à un vécu de sens particulier qui se matérialise par des images mentales. Faisons l’hypothèse que le professeur fasse un cours d’histoire sur le « coup d’Etat du 18 Brumaire an VIII », en mettant en scène les acteurs politiques… On peut imaginer que l’élève sensible aux sensations de mouvements, met en images (par exemple des images visuelles de scènes concrètes), à partir de la perception auditive de la voix du professeur, les acteurs du coup d’Etat en mouvement ; cela peut ne pas lui suffire : il aime percevoir directement les conflits possibles, les chocs ou les mouvements ; il pourrait compter sur l’enseignant pour que celui-ci mît en scène les acteurs et produisît chez l’élève des sensations de mouvements.

 

  • 6. Explicitation phénoménologique des expériences affective et cognitive.

 

   Il nous faut gagner en précision ; nous utilisons tout un vocabulaire de psychologie phénoménologique qui évoque la vie affective depuis la sensation jusqu’aux images en passant par la perception et qui met en jeu l’expérience cognitive (par les images). Ces trois termes ne peuvent pas se décomposer comme trois entités indépendantes, car elles sont vécues par celui qui en fait l’expérience, de façon entrelacée. L’expérience dont il est ici question a un sens éminemment phénoménologique ; elle renvoie à l’Erlebniss husserlien et désigne les vécus de sens que se donne un sujet en activité de connaissance. La sensation est une expérience de connaissance : elle est vécue comme telle dès que l’être humain est dans l’atmosphère de sens qui lui convient ; cette expérience est à la fois passive et active : passive d’une part, dans la mesure où l’être humain est dans une situation d’accueil des impressions sonores ou visuelles ou tactiles ; nous sommes ici devant la définition minimaliste de la sensation entendue comme phénomène psychique qui accompagne une affection corporelle reçue par ou plusieurs organes des sens ; actives d’autre part, parce qu’elle témoigne déjà d’une intention de connaissance : faire le choix de telle sensation pour mieux vivre la présence des significations des choses et des êtres. Et plus encore vivre l’émergence du sens au travers de telles sensations s’ancre dans l’être humain pour constituer une habitude de sens. Ce qui signifie que chaque homme s’inscrit dans une thématique sensitive dont il ne peut pas se départir pour vivre la connaissance.

   L’activité perceptive se nourrit de cette vie sensitive, tout en la dépassant ; en effet la perception, qui suivant son étymologie latine percipere veut dire : « prendre ensemble », rassemble les données sensitives ; nous parlons d’activité perceptive, car la perception est riche d’intentions de significations : l’être humain qui perçoit son environnement (et tous les savoirs qu’on peut lui présenter) se donne des projets de sens ; depuis son atmosphère de sens favorite, il active sa perception (auditive, visuelle, tactile, gustative, olfactive) pour accueillir mentalement dans un lieu de sens (espace, temps, mouvement) ce qui s’offre à lui, et pour constituer tout un ensemble d’images mentales (auditive, verbale, visuelle), condition de son activité intellectuelle (il n’y a pas de pensée sans images comme l’a si bien expliqué Aristote dans son traité De l’âme[3]) ; ces images mentales qui témoignent d’une vie de l’esprit, ne se détachent pas des sensations et des perceptions : l’image mentale, concrète ou abstraite, est en interaction continuelle avec les impressions et sensations ; l’image mentale est l’expérience d’une appropriation des significations de l’environnement de l’être humain ; elle est aussi l’expression de la façon dont cet être vit le sens (intuition du sens des êtres et des choses), vécu qu’il peut matérialiser au travers d’un jugement de sens : telle réalité a telle signification. Comprenons bien que cette intuition du sens qu’autorise l’image mentale (verbale, visuelle, auditive, etc.) ouvre l’être humain à l’intelligibilité de toutes les expériences sensibles qu’il fait. Il faudrait montrer que même les expériences de pensée les plus abstraites (comme se confronter aux idéalités mathématiques) requiert cette articulation constante entre sensibilité et intelligibilité.

   Pour l’heure, il importe de dire que ce sont les projets de sens qui assurent une continuité entre ces différents moments de l’activité de connaître ; par conséquent, ils  constituent une condition transcendantale de la connaissance. La notion de « projet de sens » devient dès lors le déterminant qui doit aider notre compréhension du rapport constant entre vie affective et vie intellective. Elle est le cœur même de la pensée d’Antoine de la Garanderie. Elle est le témoignage philosophique essentiel que nous ne sommes pas en présence d’une psychologie empirique qui ne s’en tiendrait qu’à une lecture factuelle des faits de la connaissance. Il y a bien une explicitation phénoménologique des actes de connaissance, si nous entendons par phénoménologie bien plus qu’une simple science des apparences.  La phénoménologie des actes de connaissance signifie : « rendre compte des phénomènes [cognitifs] tels qu’ils se présentent dans leur nécessité d’essence par-delà leur phénoménalisation particulière »[4] ; pour que les phénomènes cognitifs comme l’attention, la mémorisation, la compréhension, la réflexion, la créativité puissent être décrits, il faut découvrir les structures et formes constitutives de ces phénomènes : les projets de sens structurent tous ces phénomènes cognitifs et constituent ainsi leur forme a priori.  Et nourris par les projets de sens, les atmosphères et les lieux de sens, les images mentales sont constitutives de tous les actes de connaissance. Si la phénoménologie « éclaire les modalités constitutives de l’expérience » [5] cognitive, on peut comprendre qu’Antoine de la Garanderie interroge phénoménologiquement la connaissance. Par cette phénoménologie cognitive, Antoine de la Garanderie a ouvert un champ nouveau d’exploration des chemins de la connaissance.

 

  • 7. Archéologie et téléologie dans la pensée d’Antoine de la Garanderie.

 

   Il nous faut ici expliciter toute l’originalité de cette pensée qui est à la fois archéologique et téléologique – Antoine de la Garanderie a retenu du philosophe et psychologue Burloud [6] la nécessité d’investir toute une psychologie des tendances pour expliquer comment l’être humain s’installe, très jeune, dans une thématique cognitive privilégiée (telle atmosphère de sens, telle orientation perceptive, telle forme de projet de sens, telle activité mentale) qui rend possible son développement intellectuel ; il y a donc une lecture archéologique du connaître qu’il est nécessaire de faire pour en éclairer les sources ; ce travail archéologique, Antoine de la Garanderie le traduit par cette expression forte d’habitude de sens. On ne peut pas s’en tenir à la lecture sartrienne de l’intentionnalité de Husserl : « Connaître, c’est s’éclater vers » ; cette formulation qu’on lit dans l’article de Sartre de 1938, « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité », traduit le refus de toute vie intérieure comme préalable à la connaissance ; Sartre est en lutte contre le mythe de l’intériorité. De là il récuse toute enquête archéologique du psychisme, comme s’il n’y avait pas d’habitudes grâce auxquelles l’être humain pourrait activer sa connaissance. Mais connaître, pour Antoine de la Garanderie, n’est pas seulement « s’éclater vers » ; c’est aussi appréhender le sens des choses et des êtres depuis des habitudes de sensation, de perception, d’évocation qui offrent une sécurité affective et cognitive essentiel à l’être connaissant [7].

   Cependant Antoine de la Garanderie ne s’en tient pas à cette enquête archéologique et ne cherche pas à enfermer l’être humain dans sa vie intérieure ; sa pensée est téléologique : en ce sens, il est au-delà de la psychologie des tendances de Burloud ; il a bien compris que l’être humain est un être d’intentions, de visées : il se donne des finalités (dimension téléologique). Il cherche sans cesse à ouvrir devant lui le champ des possibles pour se donner des horizons de sens et de réalisation de son être. Mieux encore, il constitue des habitudes de sens, parce qu’il est en situation de projet de sens ; ses habitudes de sens répondent aux exigences de la vie intentionnelle. Il écrit dans un Cahier de pensée : « L’acquisition d’une habitude met en œuvre des facteurs multiples qui font partie de la structure des projets de sens »[8]. Si bien que la lecture archéologique de l’activité cognitive de l’être humain est impossible si l’on ne prend pas en compte la dimension téléologique ; l’archéologie est au service de la téléologie et se constitue au travers de cette téléologie ; la téléologie se nourrit et se déploie à partir d’une archéologie. Antoine de la Garanderie dépasse Burloud par la phénoménologie des intentions et des visées de sens ; et il rappelle à la phénoménologie le caractère indépassable de toute vie intérieure qui se constitue peu à peu sous la forme d’habitudes de sens.

   L’expression de « structure de projet de sens » qu’invente Antoine de la Garanderie dans Défense et illustration de l’introspection, rend compte de ces deux dimensions de son questionnement de l’activité cognitive – dimensions archéologique et téléologique. Il reste à comprendre en quoi ces structures de projet de sens sont déterminantes pour penser l’articulation entre l’affectivité et l’intellect.  La structure (dimension archéologique) dit la nécessité pour toute vie intentionnelle (projet de sens) de s’enraciner dans des habitudes de sens qui se constituent depuis l’atmosphère de sens ; de telle sorte que l’on ne pourra jamais demander, par exemple, à un enfant qui aime passer par des sensations sonores, de viser le sens hors de ces sensations et impressions. Et le projet de sens dit combien toutes les intentions de connaissance (dimension téléologique) donnent naissance à des actes de connaissance qui relèvent à la fois de l’affectif et de l’intellectif.

 

  • 8. Expérience pédagogique de la vie cognitive.

 

    Imaginons un élève aux prises avec le concept philosophique « transcendantal » : le professeur lui propose une signification : « terme qui désigne ce qui rend possible toute connaissance » ; une telle signification lui demeure extérieure (il ne peut pas l’habiter), tant qu’il ne sent pas quel signifiant il peut utiliser, pour signifier le terme. Il est nécessaire de l’installer dans son atmosphère de sens privilégiée : aimerait-il éprouver la sonorité du terme ? Désire-t-il être comme observé par le terme ? Ou aimerait-il pouvoir l’écrire pour mieux le manipuler ? Le terme « transcendantal » se vit pour être pensé, et ne se pense qu’en étant vécu (en faire l’expérience affective au départ). Et puis ? L’activité perceptive est déjà présente : l’élève perçoit le terme pour le vivre mentalement (projet d’évocation): le nommer dans sa tête, le voir écrit, réentendre la voix du professeur qui l’énonce, vivre mentalement une impression d’ascension ou de dépassement que peut désigner le terme. Et puis ? Diotime peut réapparaître sur le chemin de la connaissance – nous n’en sommes peut-être encore qu’à l’amour des beaux corps et nous n’avons pas atteint l’amour des belles idées. C’est que le projet de sens poursuit sa progression et emmène l’élève vers la signification philosophique du mot « transcendantal ». Oui, mais ? De même que l’apprenti de Diotime a besoin de matérialité (les beaux corps), ne faut-il pas dévoiler le concept dans toute sa matérialité (retrouver sa source matérielle) ? Au travers du projet de sens qui chemine, se dessine toute l’archéologie du concept : le transcendantal vient du latin « transcendere » qui veut dire « passer au-delà », « surpasser ». Le professeur donne alors cette indication étymologique et permet à l’élève, suivant ses habitudes de sens, de traduire avec ses signifiants ce signifié: le transcendant, c’est ce qui est au-delà. Les images mentales affluent – c’est que le projet de sens, comme l’eau qui ruisselle, trouve des chemins de signification possibles.  Et ces images mentales, fruit de toute activité perceptive, s’organisent dans des lieux de sens spécifiques (le temps, l’espace, le mouvement) : « le transcendant se décompose en deux mots : « trans » : au-delà ; et « scandere » : monter » pourrait dire un élève qui se parle dans sa tête et qui cherche à ordonner dans le temps, l’information reçue.

   Mais le transcendant n’est pas encore le transcendantal ? N’y a-t-il pas telle réalité qui est au-delà de ce que nous pouvons percevoir et qui en même temps rend possible cette réalité ?  « Doucement ! » nous dirait Diotime dans notre accompagnement de l’apprenant, « vous produisez déjà de l’explicatif, et le transcendant n’a pas été encore assez vécu sensiblement et matériellement ».  Il ne s’agit pas de sauter quelques étapes au risque de perdre l’élève sur le chemin de la connaissance. Il y a toute une sensibilité à l’intelligibilité du concept que l’élève doit vivre, sinon il ne pourra pas en vivre la signification. L’élève se donne des images verbales particulières : il décompose le terme, il traduit avec ses mots (depuis son lieu de sens qu’est le temps pour notre exemple) le transcendant : « ce qui est au-delà, comme est au-delà tout ce qui est à l’extérieur de moi » ; il cherche des exemples en se confrontant à son environnement : « mais, vous-même, monsieur l’enseignant, n’êtes-vous pas transcendant à moi, au-delà de moi ? »  Cette confrontation entre ses images verbales et son activité perceptive (admettons pour notre exemple qu’elle soit visuelle) enrichit ses vécus cognitifs : le transcendant est signifié peu à peu au travers des signifiants qu’il utilise – n’avons-nous pas les signifiés de nos signifiants a pu expliquer Antoine de la Garanderie ?

    Et le transcendantal alors ? Que cherche le professeur ? Notre élève a besoin d’anticiper la visée de l’enseignant. A quoi vont servir toutes ces explications ? Il continue de se parler dans tête ; et avec ces images verbales, il souhaite découvrir l’usage qu’il pourrait en faire concrètement. Il aime s’imaginer acteur de sens, sinon les termes ne lui parlent pas. « Le « transcendantal » est plus que le « transcendant » dites-vous… je me rappelle ce que vous disiez tout à l’heure ; je revis la situation, et des brides de sonorité de votre voix me reviennent à l’esprit… le transcendantal est la condition d’une réalité… Je me répète cette phrase dans ma tête. Je me projette dans une situation où je pourrai utiliser ce concept… Puis-je me dire par exemple que pour se donner des représentations d’une réalité, le « je pense » est une condition nécessaire… Le « je pense » n’est-il pas un transcendantal ? » Et plus encore, cet élève éprouve bien en lui ce « je pense », et il continue de se parler dans sa tête : « mon « je pense » est alors une condition transcendantale de la connaissance ». Et il le vit intrinsèquement. Il sent pour penser et il pense pour sentir. Cette idée d’un « je pense » comme donnée transcendantal touche, affecte son esprit tout particulièrement, parce qu’il voit qu’il peut en faire un usage à la première personne. Il porte en lui le « transcendantal » ; il habite le concept qui n’est pas une idéalité séparée de son être sensible. La vie affective nourrit ainsi la vie intellective.

 

Notes :

[1] Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Avant-Propos, page XI-XII, Paris, Gallimard, 1945.

[2] C’est à partir de Comprendre et imaginer qu’Antoine de la Garanderie s’engage dans cette voie phénoménologique de décrire, depuis l’expérience intérieure du sujet, les états mentaux ou actes de l’esprit. Comprendre et imaginer a fait l’objet d’une nouvelle publication dans le recueil intitulé Réussir, ça s’apprend, Paris, Bayard Editions, 2013, pp. 391-579.

[3] « C’est pourquoi jamais l’âme ne pense sans image » écrit Aristote, dans De l’Âme, III, 7, 431a.

[4] Gérard Wormser, article « Phénoménologie » in Grand dictionnaire de la Philosophie, Larousse – CNRS Editions, 2005, page 796.

[5] Ibid.

[6] Burloud (1890-1954), Principes d’une psychologie des tendances, Alcan, 1938.

[7] La lecture critique qu’Antoine de la Garanderie propose, dans Défense et illustration de l’introspection, au sujet de la contingence dans la pensée de Sartre, répond à cette exigence de prendre en considération toute une archéologie de la connaissance que Sartre semble refuser en n’appréhendant par exemple la conscience que comme transcendance (dépassement) – lire à ce propos les pages 50 à 57 du chapitre 3 de Défense et illustration de l’introspection, Editions du centurion, 1989.

[8] Cahier de 1995, mardi 21 août 1995, inédit.

 

 

 


27/10/2017
0 Poster un commentaire

Bibliographie d'Antoine de La Garanderie

 

  1. La Valeur de l’ennui, Paris, Le Cerf, 1969. Prix Montyon de l’Académie française 1970.
  2. Schématisme et thématisme, Louvain, Paris, Nauwelaerts, (Philosophes contemporains. Textes et études), 1969.
  3. Pédagogie de l'entraide, Ed. Ouvrières, 1974. Réédition, Lyon, Chronique sociale, 1994.
  4. Les profils pédagogiques. Discerner les aptitudes scolaires, Paris, Le Centurion, 1980.
  5. Pédagogie des moyens d'apprendre.  Les enseignants face aux profils pédagogiques, Paris, Le Centurion, 1982.
  6. Le dialogue pédagogique avec l'élève, Paris, Le Centurion, 1984.
  7. Comprendre et Imaginer. Les gestes mentaux et leur mise en œuvre, Paris, Le Centurion, 1987.
  8. Tous les enfants peuvent réussir (en collaboration avec Geneviève Cattan), Paris, Le Centurion, 1988.
  9. Défense et illustration de l'introspection. Au service de la gestion mentale, Paris, Le Centurion, 1989.
  10. Pour une pédagogie de l'intelligence. Phénoménologie et Pédagogie, Paris, Le Centurion, 1990.
  11. La motivation.  Son éveil et son développement, Paris, Le Centurion, 1991.
  12. On peut tous toujours réussir (en collaboration avec Élisabeth Tingry), Paris, Bayard-Éditions, 1993.
  13. Réussir ça s'apprend (en collaboration avec Daniel Arquié), Paris, Bayard-Éditions, 1994.
  14. L'intuition. De la perception au concept, Paris, Bayard-Éditions, 1995.
  15. Critique de la raison pédagogique, Paris, Nathan, 1997.
  16. Apprendre sans peur, Lyon, Chronique sociale, 1999.
  17. Les grands projets de nos petits, Paris : Bayard-Éditions, 2001.
  18. Comprendre les chemins de la connaissance. Une pédagogie du sens, Lyon, Chronique sociale, 2002.
  19. Plaisir de connaître. Bonheur d'être. Une pédagogie de l'accompagnement, Lyon, Chronique sociale, 2004.
  20. Le Sens de Dieu chez Spinoza et Teilhard de Chardin, Aubin Editeur, 2005.
  21. Renforcer l'éveil au sens. Des chemins pour apprendre, Lyon, Chronique sociale, 2006.
  22. Le Sens de l’autre de Levinas à Teilhard de Chardin, Aubin Editeur, 2006.
  23. Le Sens de l’évolution chez Jaurès et Teilhard de Chardin, Aubin Editeur, 2007.
  24. Le Sens de la création, le rôle de Dieu, Aubin Editeur, 2007.

 


27/10/2017
1 Poster un commentaire